Géraldine Danon

15 avr. 2020

15 Avril : Traversée : De l’Hécate Strait à l’océan Pacifique

Jour 7

Vent nul à faible

Houle d’W

Ciel clair. Arrivée d’un front en soirée

Cirro stratus

Voiles en ciseaux comme un grand papillon.

Vitesse 6,5 noeuds

Eau 7,7°C

Aperçu 2 baleines, des rorquals, assez loin

1 albatros de Laysan.

Au soir croisons une route de cargos. Cinq en visuel en même temps. Ils vont et viennent des côtes du Japon ou de la Chine. Le trafic maritime n’est pas interrompu.

Cela fait une semaine que nous avons quitté Juneau mais nous avons été contraints de nous réfugier une journée dans un mouillage sauvage pour laisser passer une grosse dépression qui balayait le Golfe de l’Alaska.

Nous avons repris la route vers le sud, contre le vent, à travers les canaux, qui nous protégeaient encore de la haute mer en colère.

La terre a disparu dans notre sillage, elle garde ses secrets dans ses bras comme autant de lumières qui scintillent dans la nuit noire avant de se fondre doucement dans la voie lactée. Le faisceau de la lune emporte la mer dans sa délicate fantaisie. Dans leurs bannettes mes petites fées aux cheveux d’or rêvent. Les derniers jours à terre ont été compliqués, un méchant virus au fort potentiel de propagation s’est rependu dans le monde comme une trainée de poudre de perlimpinpin, il a séquestré la planète en confinant la quasi-totalité de ses habitants dans leurs foyers depuis plus d’un mois. C’est justement le temps qu’il nous faudra pour atteindre la Polynésie si les vents nous sont propices. Un mois sans aucun lien avec la terre, sans aucune connexion avec les mortels.

Quelques oiseaux pélagiques croiseront notre route, des milliers de poissons danseront dans les abîmes, certains chatouilleront l’étrave de notre navire qui bravera fièrement les océans pour nous conduire à l’autre bout de la terre, aux divines Marquises, terres des Hommes. Nous avons retrouvé le temps béni des jours qui filent sans que rien ne vienne troubler leur douce quiétude, ce temps qui s’égrène sans heurts ni précipitation, comme dans un sablier, lentement, goutte après goutte, sable après sable, il contraint mon cœur au repos, dans une solitude apaisée, réglée selon les humeurs du vent et les facéties de la mer. Déjà mes sens se déploient, je perçois mieux le gout du vent, j’entends avec plus d’acuité les embruns qui caressent mes joues rosies par un timide soleil, la chair des poissons qui croiseront notre route n’en sera que plus juteuse, elle aura la suave saveur des instants suspendus ceux dont on aimerait faire une éternité. Je les capturerai tous dans mon escarcelle à souvenir et je les conjuguerai à l’infini présent, ce temps précieux qui se fiche du passé comme de l’avenir. Je creuserai le cœur du moment comme un ébéniste sculpte le bois pour lui donner un corps. Je m’y adonnerai totalement, sans retenu, de toute mon âme, l’instant sera mon unique religion. Ainsi je tremperai mes lèvres dans l’air salé, à l’affut de la moindre de ses saveurs dont mon palais gourmand capturera l’indicible arôme. Je danserai nue sous la pluie pour rincer mon corps repu qu’un soleil au fil des jours plus ardent, réchauffera de son éclat. Je regarderai la mer flirter avec la lune des nuits entières, alors mes paupières engourdies par le soir sans sommeil se fermeront doucement, ivres de s’être abandonnées et mes rêves badineront au grand jour celui qui toujours succède à la nuit. Je pense à mon fils, qui m’attends là-bas à Tahiti avec son père. Nous volons vers lui tel un albatros solitaire perdu sur la grande houle du Pacifique.


 
Je suis de quart. Le vent est faible il remplit nos voiles d’un souffle encore froid. Nous allons passer de 59 Nord à 9 degrés sud de latitude, une route plein Sud vers la féerie. Chaque jour nous gagnons deux degrés de latitude et la mer se réchauffe. Derrière nous les icebergs et la banquise, la rudesse de l’hiver, le froid qui déchire mes doigts engourdis et glace mes tempes, les sapins immaculés qui ploient sous l’emprise de la neige et les cascades gelées. Devant nous les lagons enchantés, les pics de basalte dressés tels des verges assoiffées de désir vers la voute céleste, les baies habités par les esprits rieurs et la douce fragrance du Tiaré posée au creux de la délicate oreille d’une vahiné.

Nous avons gouté au grand nord avec ses sommets et ses plaines enneigées, visité ses ports emprisonnés par la glace, sillonné la côte du Golfe de l’Alaska, des îles aléoutiennes jusqu’à la frontière avec le Canada

Nous aurions certes aimé passer du temps dans un petit port et partager la vie des pêcheurs, voir un ours pêcher un saumon dans une rivière, revenir à Kotzebue avec le bateau quand la banquise que nous avons foulé au cœur de l’hiver, aurait fondu. Mais un sale virus en a décidé autrement.

Avec notre bateau, notre « capsule océanique », nous avons la chance de pouvoir naviguer, quitter la terre qui souffre d’un mal nouveau et terriblement dévastateur. Le confinement qui est souvent notre lot, est comme une bénédiction. Dans nos cales plusieurs mois de vivre, dans notre bibliothèque assez de livres pour nourrir nos esprits pendant une année et dans notre vidéothèque assez de films pour nous divertir pendant cette traversée.

Nous avons depuis longtemps choisi ce mode vie, empreint de rêve et de liberté. Pas d’égoïsme, pas de fuite, nous sommes solidaires de la terre entière. Nous avons eu la chance d’être sur le bateau au début de la pandémie et nous avons pris au moment opportun, la décision qui s’imposait afin de ne pas rester bloqués aux Etats-Unis.

Aujourd’hui nous sommes comme des cosmonautes dans leur vaisseau spatial, qui de l’espace, verraient le mal ravager la petite boule qui flotte et qui tourne autour du soleil, nous sommes si proches et si loin à la fois.

La météo est bonne pour les jours à venir, un vent du nord modéré en bordure d’un anticyclone qui nous protège des dépressions du Pacifique nord. Nous devrions pouvoir rallier les alizés au sud de la Californie, puis traverser le pot au noir qui ne devrait pas être pas trop fort avant d’atteindre les Marquises. Les filles profitent de ces bonnes conditions pour faire du sport à l’avant. Elles sont joyeuses.

Je regarde la mer, un groupe de dauphins qui fait route vers le nord, à force de bondissements hors de l’eau passe son chemin à près de 15 nœuds. Ils n’ont pas le temps de venir nous saluer ni de tirer quelques bords dans l’étrave de notre navire. Ils sont en mission avec pour unique objectif de manger et de se reproduire. Nous avons également vu des baleines par trois fois, un rorqual et deux baleines à bosse. Elles aussi sont en route vers le nord. Elles vont dans le Prince William Sound, Glacier Bay ou plus septentrional encore vers les mers arctiques. Nous les laissons explorer ces endroits magnifiques, plonger dans les abysses et se nourrir de crevettes et de harengs. Nous en rencontrerons encore sur notre chemin, venues du Mexique et de Californie.

Quelques oiseaux nous accompagnent également, goélands, pétrels, guillemots. Nous avons croisé la route d’une grande grue qui allait vers l’ile Graham dans les « Queen Charlotte ». Elle volait parfaitement droite dans sa trajectoire, et dans son altitude. Le rythme puissant et régulier du battement de ses ailes me fascine. La bête est un gros porteur. Elle fera escale dans une baie des Gwai Hannas sur les îles de la Reine Charlotte. Comme au siècle dernier et bien avant encore, elle effectuera la même route que ses parents. Un peu de repos et quelques coquillages récoltés sur les grèves, elle reprendra son vol pour longer la côte, aux pieds des montagnes infranchissables, cette même route que nous avons empruntée il y a quelques semaines, Lituya Bay, Yakutat, Icy Bay , Kayak island, le delta de la Cooper River qui est un haut lieu de rassemblement des oiseaux migrateurs, ils sont désormais tous en route pour le grand nord tandis que sur la planète Fleur Australe nous avons mis le cap Plein Sud