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Photo du rédacteurGéraldine Danon

1er avril 2019 - Tempête au Kouriles, Yankachi island

Nous avons quitté l’île de Chirpoy à 2h00 du matin sous des grains de neige mais avec un vent faiblissant. Nous profitons de cette accalmie pour continuer notre route vers

le nord. Le temps est mauvais, ici le printemps n’a pas encore pointé le bout de son nez, d’ailleurs je pense qu’il ne viendra pas. Il doit n’y avoir que deux saisons dans

cette partie du globe. L’hiver qui commence en octobre et l’été qui n’arrive qu’en juin !



Notre baie nous a bien protégés, le mouillage était bon. La Fleur accrochée derrière

ses 100 mètres de chaîne a encaissé bravement les rafales à plus de 40 nœuds

de vent.



Le radar nous indique la côte. Nous contournons la pointe avant de prendre notre cap vers la prochaine île. La mer ne s’est pas calmée du tout. La forte houle d’Est venue d’une grosse dépression dans le Pacifique rencontre celle venant de la Mer d’Okhotsk. Le vent est toujours à plus de trente nœuds et notre bateau sous trois ris et trinquette enroulée comme un tourmentin, saute et encaisse cette mer démontée. Les vagues submergent le pont, une lame plus forte vient remplir notre cheminée du poêle qui peine à nous réchauffer, et quelques litres d’eau se vaporisent sur la plaque en fonte. Les enfants ne peuvent faire l’école dans ces conditions, ils partent s’allonger dans leurs bannettes et accusent courageusement les assauts de la mer en furie. Le vent souffle et résonne dans tout le bateau.


Tout est amarré à bord. Depuis le Japon, nous avons sécurisé la Fleur. Planchers bloqués, placards fermés et des toiles en place dans la timonerie pour tenir les livres et objets en cas de chavirage. Le capitaine répète inlassablement ses consignes,

« une main pour soi, l’autre pour le bateau », se tenir et se méfier des vagues qui peuvent coucher la Fleur. Nous sommes les seuls à sortir sur le pont et ne sortons dans le cockpit protégé que pour régler les voiles en ce qui concerne le capitaine

et pour filmer pour ma part. Mieux vaut être enfermés à l’intérieur dans ces conditions difficiles et dangereuses d’autant que le pont recouvert de neige est très glissant.


Sous le vent d’une île, nous croisons deux chalutiers russes, venus s’abriter des mauvaises conditions. Ils sont à la dérive à quelques encablures de la falaise englacée. C’est sans doute la grosse houle qui doit rendre la pose de leurs filets compliquée.


Nous venons les saluer en passant à quelques mètres de leur coque rouillée.

A la passerelle, le commandant et son lieutenant effectuent de grands gestes pour nous saluer. Ils sont étonnés de voir un voilier par de telles conditions et dans cette ambiance hivernale, remontant vers le nord contre ces vents qui dépassent les 40 nœuds.


Nous continuons notre route. A la sortie de l’abri de l’île, la mer est déchaînée,

des cataractes d’eau se déversent dans le cockpit et gèlent sur nos haubans.

Les houles croisées et le courant se rencontrent et forment un chaos hystérique.

Le bateau est ballotté en tout sens. Les vagues explosent encore et encore sur

la timonerie et la Fleur prend de sacrés coups de gite.


Seuls les oiseaux qui nous accompagnent semblent heureux dans ce tumulte.

Des goélands argentés escortent notre bateau, jouant avec les effets du vent sur

les voiles. Ils sont une vingtaine à se disputer la meilleure place à quelques mètres

de la coque. Ils nous frôlent, esquissent un sourire et disparaissent pour revenir ensuite. Un peu plus loin un Albatros de Laysan, dessine de longues courbes en rasant la crête des vagues. Sans effectuer le moindre battement d’aile, il monte et descend élégant dans le ciel tourmenté, utilisant simplement l’effet de la houle pour se mouvoir.


Notre île se dévoile dans la brume. Le capitaine est anxieux. Le mouillage va-t’il être possible ? La forte houle va-t’elle déferler sur la côte ? Le vent qui souffle en rafales va-t’il nous permettre de tenir sur l’ancre ? Calmement après avoir étudié la meilleure option, tenant compte de la carte, des sondes, des falaises et des récifs, il décide d’aller tâter le terrain pour se rendre compte des effets du vent et de la mer.

Toute son expérience se manifeste dans ces moments critiques. Prudence, analyse, rapidité d’exécution sont des facteurs déterminants pour la sécurité du bateau

et de son équipage. Mouiller au bon endroit. Estimer les changements de vent possible dans les heures à venir. Les renverses de courant. La possibilité d’une ancre qui dérape, et le caillou à quelques mètres derrière. Tout cela doit être analysé en quelques secondes pour jeter l’ancre au meilleur endroit, au cœur de la tempête que nous affrontons. C’est le métier, le savoir, l’expérience qu’il a acquis au cours de toutes

ces années de navigation dans ces régions hostiles aux mouillages sauvages.


Philou pointe l’étrave du bateau au milieu de la baie, la crique est entourée à bâbord d’une falaise enneigée et à tribord d’un superbe piton de basalte émergé des profondeurs. Devant nous, des récifs sur lesquels la houle en colère vient se briser.

Au sondeur les fonds remontent. De 100 mètres ils passent rapidement à 20 mètres. C’est le minimum pour poser l’ancre et avoir assez de chaîne pour tenir. En quelques instants, le capitaine ralentit le bateau, enroule la trinquette et se dirige vers le mât

en s’agrippant aux filières pour ne pas plier sous les rafales du vent. Il largue la drisse de la grande voile, qui s’affale en fouettant dans les bourrasques. Le geste est précis, rapide et sûr. Retour à la timonerie pour positionner au mètre près l’étrave du bateau.

Il repart sur la plage avant pour libérer l’ancre en déverrouillant le guindeau.

Dans un bruit d’acier, la chaîne se dévide à vive allure. Elle doit rejoindre rapidement

le fond par 20 mètres de profondeur. Il faut lui laisser le temps de crocher le sol,

de s’enfouir, 80 mètres de chaîne défilent avant de ralentir et de bloquer le guindeau. Sur un rappel, la chaîne se tend. Le bateau se place bout au vent. Ce sont là

des instants décisifs pour savoir si elle a bien croché dans le sol.


Nous ne savons pas de quelle matière est constituée le fond. Sable, rocher, galet

ou roche lisse ? Le raclement de la chaîne sur le sol en caillou ou en sable est différent. Le vent souffle si fort que je n’arrive pas à tenir ma caméra, je suis accrochée aux haubans pour tenter de filmer la manœuvre mais c’est bien impossible. Le bateau cherche, gigotte et comme une girouette, se positionne dans le lit du vent.

Philou tenant l’enrouleur de génois dans ses bras pour ne pas être emporté par

une bourrasque, observe, scrute, analyse, imagine les différents scénarios. Le bateau qui dérape, le vent qui change, la houle qui forcit. Tout est rentré dans l’ordinateur

du cerveau. La moindre erreur serait fatale. Pas de secours possible si ce n’est

ces deux chalutiers croisés il y a quelques heures. Nous n’avons pas envie de nous retrouver enrôlés pour un mois avec nos amis russes dans une campagne de pêche…

Philou va rester une heure encore à l’abri dans la timonerie, derrière les carreaux,

à observer les conditions, mais aussi à admirer ce paysage grandiose devant lequel nous venons de jeter l’ancre. Chirpoy nous avait conquis par sa beauté, mais nous avons gagné un cran dans la splendeur. Yankachi Island est une caldeira, un volcan dans lequel l’eau est entrée. Une simple barre de rochers ferme son accès.

Nous ne pouvons y accéder avec Fleur Australe, mais nous essayerons avec l’annexe lorsque le vent mollira. Comme un lac encerclé de parois volcaniques, avec en son milieu des îlots. On ne peut rêver plus bel endroit. Les enfants soufflent d’être enfin arrêtés même si le mouillage rouleur nous malmène. Laura fait du pain.

La nuit est agitée, les éléments ne se calment pas. Des secousses se font ressentir et la chaîne racle sur des rochers. Les coups de rappel sont violents.

Mais heureusement ça tient. Sur l’écran de l’ordinateur, le bateau trace des lacets qui se dessinent lentement. Mais la Fleur ne s’éloigne pas de sa position initiale. Dans la nuit noire, le radar et le sondeur sont les seuls moyens de vérifier si l’ancre ne chasse pas. Quand le vent se calmera nous pourrons prendre l’annexe et aller explorer le cœur du volcan. La mer nous apprend une chose, c’est qu’après la tempête vient le calme, inexorablement, au cœur de la tourmente il est bon de ne jamais l’oublier.



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