9h00. Le jour se lève. Une faible lueur nous fait sortir de notre nuit polaire. Le soleil, lentement, va réapparaitre, mais son ascension est laborieuse, on dirait qu’il a du mal à décoller de l’horizon.


Chuck, vient nous chercher dans notre refuge. Nous enfourchons les Ski-Doo, emmitouflés comme des cosmonautes. Nous avons fait la chasse au courant d’air et décelé le moindre bout de peau sur lequel le froid pourrait déposer sa gangue de glace.
Nous quittons le village et descendons sur la mer gelée. Une étendue, blanche à perte de vue, presque lisse, car le vent a dessiné des congères et que les tempêtes peuvent encore briser la glace. « En ce moment elle est bien épaisse, 5 feet , 1,50 m de bonne glace. Cela fait bien longtemps que l’on n’avait pas eu une telle épaisseur », me raconte Chuck.
C’est parti pour plus de deux heures de route sur la banquise, en suivant les piquets plantés dans la glace, car si le blizzard venait à se lever, ils nous seraient d’un grand secours pour retrouver le village. Chuck est en éclaireur, je le suis à quelques dizaines de mètres. Il connaît la route et ses pièges, crevasses, fissures. Au loin, j’aperçois des montagnes que le soleil caresse de ses timides rayons. Il est notre compagnon, et nous sommes bien contents quand il réussit à se faufiler entre les petits nuages. Marion est accrochée à moi, ses moufles enfouies sous mes aisselles pour la protéger du froid glacial, Philou est derrière elle, il m’a laissé conduire. Laura et Chuck sont sur une autre moto.

La rive apparaît, quelques arbres, une dune ensevelie sous la neige. Nous longeons la cote pendant un long moment avant de voir apparaître les premières maisons.
Un bateau se repose sur la glace, recouvert de neige fraiche. Il devra attendre encore plusieurs mois avant de pouvoir retrouver l’eau libre, car la baie ne va pas dégeler avant la fin juin.
C’est à cette époque que nous reviendrons avec Fleur Australe, et nous essayerons de mouiller ici, devant la maison de Chuck.
Nous coupons les moteurs, et le silence envahit l’espace. Seuls quelques corbeaux croassent à la venue de ces intrus.
Chuck dégage la neige, ouvre la porte et enfourne quelques buches dans le poêle.

Il fait aussi froid à l’intérieur qu’à l’extérieur. Marion s’est transformée en glaçon, elle souffre, et malgré les nombreuses couches de vêtements, elle a subi l’emprise des griffes du froid. Elle a les pieds gelés, mais lentement, près du poêle qui ronfle, elle reprend vie. Chuck a peur que ses pieds aient gelé, il la déchausse et nous conseille d’en faire autant. Il masse ses pieds pour activer la circulation et dépose une couverture en peau d’ours sur le sol pour qu’ils se réchauffent.
Il nous raconte son enfance, la vie avec ses parents et grands-parents. Son grand père est venu ici à l’époque du « golden rush », la « ruée vers l’or ». Il a trouvé une femme Inupiak avec laquelle il s’est marié. Quand je lui demande pourquoi ils ont choisi cet endroit, il me répond aussitôt qu’ici on ne peut pas mourir de faim. Il y a la chasse, surtout le caribou qui lors de sa migration de retour du grand nord, passe par milliers, centaine de milliers même, là, juste à côté de la cabane.
La mer devant la maison est très poissonneuse. Pour se chauffer, le bois ne manque pas. Une sorte de paradis… Nous passons plusieurs heures à écouter les nombreuses histoires, de chasse, de pêche, de vie, dans ce petit coin perdu et sauvage.
Il faut faire fondre la glace pour préparer un bon chocolat chaud. En guise de repas, nous mangeons du saumon séché et de la viande de caribou déshydratée. C’est simple mais ça nourri son homme.

Il est temps de lever l’ancre. Nous pénétrons dans les terres, Slalomons entre les sapins, pour rendre visite à Louis. Il vit ici à l’année, entouré de ses chiens. Louis n’est plus tout jeune, il a perdu sa femme il y a cinq ans. La vie a changé, mais pas question d’aller finir ses jours au village. Il préfère la solitude et le coté Robinson de la forêt. Nous pensions rencontrer un « ours » coupé du monde, mais c’est un homme ouvert, souriant, qui nous accueille dans sa maison cosy. Il fait bon, il fait chaud et ça fait du bien.

Louis confectionne en ce moment des chaussons en peau de caribou. Il utilise la peau des pattes d’un mal tué à l’entrée de l’hiver. C’est à cette époque que le poil est le plus chaud.
Il est bavard, ses yeux pétillent, ses rides respirent la bonté. Nous pourrions passer des heures à l’écouter raconter les histoires de sa forêt.
Nous sommes tristes de le quitter et j’ai l’impression que c’est partagé. Nous voyons bien qu’il apprécie la compagnie et ce soir il pensera à cette petite famille venue de France en Bateau, passée en coup de vent pour prendre un thé. « Nous reviendrons Louis, cet été, c’est promis ! »

Le soleil a commencé sa longue descente. Il faut rentrer avant que le vent ne se lève. Une tempête est prévue pour cette nuit. Les poignées chauffantes de ma machine réchauffent mes doigts glacés, j’accélère. Je fends la banquise, la poudreuse neige vole de chaque côté de la « snow machine », nous enveloppant d’un nuage vaporeux. Une boule rouge se profile à l’horizon, le vent souffle et le paysage se voile. J’ai bien du mal à me rappeler que sous cette couche de glace impénétrable, il y’a l’océan Arctique, celui qui nous a donné tant de fil à retordre pour avancer de fissures en fissures, de polynie en polynie. Nous sommes en hiver et la patinoire est parfaitement lisse, notre trace perdure sur la glace comme celle de Fleur Australe qui avance dans le brash. La mer nous enchante même quand elle se pare de sa carapace blanche.
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