Nous quittons Ushuaia le 20 février et après un arrêt dans le canal de Beagle, nous levons l’ancre le lendemain dans l’après-midi pour nous diriger vers les eaux du Cap Horn.
Le vent et la mer sont encore déchainés et nous devons nous mettre à l’abri, comme des pirates, tous feux éteints et le positionneur radar débranché. L’ile Nueva est chilienne, et il nous est normalement interdit de nous en approcher à moins de 3 milles. Quelques heures pour laisser s’essouffler la tempête. Dans la nuit nous hissons les voiles discrètement et mettons le cap vers le large. Le vent lance ses dernières bouffées de colères et la mer a du mal à s’apaiser. A bord, chacun prend ses habitudes. Les corps s’adaptent aux mouvements désordonnés de la mer chaotique et nous retrouvons le rythme des grandes traversées. Le vent se calme lentement. La Fleur peut mettre le cap vers le sud, vers l’Antarctique.
Le soleil ne veut pas nous accompagner, il nous laisse avec le gris du ciel et le froid de la mer. Les oiseaux se font rares, ils boudent et refusent de nous tenir compagnie. On se sent seuls. Les jours s’enchainent au rythme des quarts, lecture, repos dans le duvet bien chaud car dehors la température baisse rapidement. Nous passons la convergence, une frontière entre les eaux tempérées et les eaux froides de l’Antarctique. La température de la mer est de 2°C, celle de l’air également.
Philou a branché le chauffage. Cette année il marche, ce qui ne fut pas toujours le cas dans nos précédentes expéditions. Il fallait se rabattre sur le poêle dans le carré mais nous étions souvent envahis par une grosse fumée noirâtre qui nous faisait suffoquer.
Au cinquième jour, une sorte de lassitude s’empare de l’équipage. Le froid, le manque de soleil, et cette attente des icebergs. Nous savons qu’ils sont proches, que les milles que nous gagnons vers le sud augmente le risque de les croiser. Il faut donc veiller nuit et jour. Nous sommes de quart l’un après l’autre, plusieurs heures à garder un œil sur le radar et l’autre sur l’horizon. Une frontière dans le gris du ciel et de la mer qui se confondent. Un horizon qui disparaît quand un grain de neige vient nous frapper. Un peu plus tard c’est la pluie qui nous bouche la vue et nous essayons de percer de nos yeux ce monde opaque. Malgré l’approche du cercle polaire, la nuit dure plusieurs heures. Durant cette saison qui avance, pas d’automne, pas de transition douce, l’hiver arrive à grand pas. Il faut remonter le moral des troupes et il n’y a rien de mieux qu’un bon repas pour cela. Les légumes encore frais sont cuisinés au four et accompagnent un poisson pêché sous les tropiques. Autour de la table on se raconte nos souvenirs. Les filles parlent de leur copines, des bons moments passés entre elles. Il faut savoir raconter une histoire, une anecdote, un projet, entretenir une convivialité. C’est le propre des expéditions. Nous sommes partis pour plus d’un mois en isolement, et le moral est important. Ne pas laisser s’installer la lassitude, garder une bonne ambiance. Nous savons que dans quelques jours, au mouillage, nous prendrons un autre rythme.
27 février 3 h00 du matin T° extérieure : 0°C, il neige. Nous sommes vent arrière, 20 nœuds, génois tangoné, grand-voile haute. Le projecteur d’étrave éclaire le grain de neige qui file dans le vent. Il faut manœuvrer et enlever le tangon qui garde le génois déployé. Trop dangereux de filer ainsi les voiles en ciseaux. Si un iceberg se présente devant nous, il sera difficile de ramasser les voiles pour éviter l’ile de glace. Philou s’habille, cirés, gants étanches de pêcheur. Le pont est glissant et je le vois se tenir aux filières et faire glisser ses bottes lentement sur le pont enneigé. Il est prudent. La nuit est noire. Les projecteurs du mat éclairent le pont. La manœuvre est délicate avec ce tangon qui se balade au grès de la houle et du roulis du bateau. Il effectue lentement ses mouvements.
Il connaît son bateau et il sait qu’il ne sert à rien de se précipiter. Il doit s’avancer jusqu’à l’étrave pour démêler une écoute, le geste est précis et assuré. Je le vois revenir de la plage avant, courbé, il avance lentement contre le vent et la neige qui lui fouette le visage. Encore quelques instants dans le cockpit pour border les voiles et ranger les cordages. Il ouvre la porte et secoue ses mains gelés, ouvre son ciré et enlève ses bottes.
« Ce n’est pas un temps à mettre
un pingouin dehors », s’exclame Philou.
Il part se reposer quelques heures dans sa bannette. Je prends mon quart, concentration extrême. Au petit matin, j’aperçois avec émotion mon premier iceberg. Le bateau est recouvert de neige, le kayak rouge a définitivement perdu ses couleurs polynésiennes. Demain si la glace, seule maitresse des lieux, nous laisse passer, nous relâcherons en baie Marguerite.
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