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  • Photo du rédacteurGéraldine Danon

28 Avril - Jour 19



Après l’anticyclone des îles Hawaï, nous avons touché les alizés. Une bande de vent qui parcourt le globe sous les tropiques. Bien connu des marins, Christophe Colomb s’en servit pour atteindre les Antilles au départ de l’Espagne. Les alizés ont leurs caprices et leurs excès de colère quand ils sont compressés par l’anticyclone qui les bordent. Plus loin, vers l’équateur, nous avons une zone de basse pression relative, le domaine du Pot au Noir, avec ses calmes, ses orages, ses grains.

La Fleur est un oiseau du grand large capable d’effectuer ces grandes distances. Dans ses soutes le matériel nécessaire, le matériel de sécurité, la pharmacie tenue à jour, et assez de vivre pour tenir plusieurs mois. Le soleil est revenu et le vent a légèrement molli, comme toujours. Nous voguons dans un alizé soutenu qui a engendré une mer qui nous chahute. La Fleur surfe sur les vagues, elle est contente avec sa petite moustache d’écume qui pare son étrave. Elle a toute ses voiles dehors, le génois, la grand-voile et l’artimon. Quand le vent adonne, nous devons tangoner le génois et dérouler la trinquette.



Nous avons retrouvé le sourire et la date d’arrivée sur l’écran de cartographie y a contribué. Le 3 Mai, cela fera un peu moins d’un moins si cela se confirme c’est-à-dire si nous persistons à 7 nœuds de moyenne ce qui n’est pas assuré. Il semblerait que la Polynésie lève son confinement petit à petit à partir du 29 avril, ce qui serai une excellente nouvelle. Mon souhait le plus cher est que Loup puisse venir nous retrouver en avion, pour cela il faut que le trafic aérien reprenne entre Tahiti et les Marquises. Hier alors que j’écoutais l’heure bleue tranquillement sur le pont, un oiseau, un pétrel plus précisément, est venu me rendre visite. Il avait l’air triste et perdu. C’est en tout cas l’idée que je m’en suis fait. Que faisait il seul si loin de toutes côtes alors que nous n’avions pas croisé l’ombre d’un volatil depuis des centaines de milles ? Il a suffi à nourrir mon imaginaire durant la majeure partie de la journée. Un immature sans doute qui ne se reproduit pas encore, il en profite pour se balader. Vient-il d’Hawaï ou des îles Kiribati, il parcourt l’océan en quête de nourriture. Intrépide il s’est sans doute hasardé plus loin qu’il ne le souhaitait. Il viendra nicher à Tahiti d’ici quelques temps lorsqu’il aura trouvé sa belle. Ils se relaieront auprès de leur progéniture jusqu’à ce que celle-ci à son tour parte pour un long périple et croise notre sillage dans quelques contrées lointaines.


Béti nous a rapporté un poisson volant, c’est le premier. Ils sautent désormais autour de la Fleur et viennent mourir sur le pont. C’est l’été dans notre cœur, même si c’est bientôt l’hiver dans l’hémisphère sud ! Nous passerons l’équateur d’ici quelques jours, juste après le pot au noir. En attendant cette chaleur nous fait du bien au moral. Nous avons troqué nos sacs de couchage contre de fins draps.

Jour 20



La mer vole, des dizaines de poissons volants la font danser, dans l’après-midi c’est un groupe de vingt dauphins qui est venu bondir à l’étrave. Autant de présage d’un été qui s’installe doucement sur notre Planète bleue qu’un soleil ardent est venu réchauffer, brulant au passage notre peau qui avait perdu l’habitude de ces rayons et insufflant du baume dans le cœur des marins au long cours que nous sommes.

Vers trois heures du matin des alarmes stridentes nous ont réveillés, la soute moteur était remplie d’eau. Nous avons découvert une fuite d’eau douce, le tuyau s’est déconnecté de la pompe. C’est toujours inquiétant de découvrir une voie d’eau dans le bateau. En quelques instants nous sommes devenus vulnérables. Nous avons réalisé notre isolement et le danger qui nous guettait. C’est le prix à payer, nous en sommes conscients.



Il nous a fallu écoper une partie de la nuit et le fuel qui se trouvait dans le bidon dans lequel nous versions l’eau pompée s’est renversé, répandant son huile grasse et noire partout dans la coursive. Le vent a molli mais la mer est toujours aussi chaotique et désordonnée. La température à bord atteint les 30°. Nous avons péché une belle dorade, elle arrive dans notre bateau rayonnante, sa robe jaune fluorescente brille de tous ses feux mais elle s’éteint peu à peu et ses couleurs éclatantes palissent à mesure que la vie la quitte. Il n’en demeure pas moins qu’elle saura régaler nos papilles.


Jour 21



Nous sommes dans le pot au noir, il fait 38 degrés dans le bateau, c’est une fournaise. Les nuages sont hauts, plus de 13000 mètres d’altitude. Ils forment d’épaisses masses ouateuses et obscures qui flottent dans le bleu du ciel. Le matin ils sont en suspension à la limite de la bande orangée qui encadre l’horizon. C’est un paysage intense et inquiétant qui nous inonde de sa superbe. Un parfum d’irréel flotte dans l’air, une atmosphère en suspend qu’un coup de baguette magique porté par une main maléfique aurait condamné à l’immobilité. Les ondulations de la mer tout comme sa matière sont sulfureuses, elle parait plus dense et plus lourde, moins alerte aussi. Je jurerai que même les poissons avancent au ralenti dans ce magma sidéré. C’est l’idée que je me fais du « jour d’après », celui qui suivrait l’apocalypse. Un grand calme, pesant et angoissant aurait envahi notre planète et nous serions là sur la mer, pauvres spectateurs de ce triste lendemain. On retrouve également cette atmosphère avant un tsunami, c’est la lenteur écrasante qui précède toute catastrophe.



Hier nous avons cassé la bôme en deux, comme nous, la Fleur fatigue et l’usure a eu raison de celle qui soutient la grand-voile. Faiblesse, tempête, fatigue, dix ans de bons et loyaux services autour de la terre. Philou après quelques minutes de réflexions a affalé la voile, dégréé le tube cassé en deux. Il a fallu enlever les câbles, les bosses de ris, le lazy bag. Le capitaine effectue chaque geste avec calme et précision, avec comme principe premier, la sécurité. Ne pas se blesser. Ne pas endommager le bateau, ne pas déchirer la voile. Deux heures après, la voile est sécurisée. La bôme est saisie sur le pont, et la grand-voile hissée.



Les enfants égrènent sur le calendrier les jours qui passent et ceux qu’ils restent avant notre arrivée prévue. Le temps se fait long, la chaleur a envahi le bateau. Nous cherchons de l’ombre mais le soleil est au zénith, juste au-dessus de nous pour mieux nous écraser de ses rayons brulants. Ce n’est que lorsqu’il cherche derrière les nuages un endroit pour s’enfuir dans le grand océan que nous trouvons un semblant de fraîcheur. Nous nous rassemblons alors sur le pont pour un apéro chaud… les filles rêves de lagons et de poissons multicolores, nous rêvons d‘une bière fraiche.



Je regarde la mer. Elle est vide, vide de tout. Son horizon est lointain, son univers sans limite. Nous sommes en ce moment à égale distance de la Californie, des îles Hawaï et des Marquises. Pour chaque destination, c’est dix jours de mer minimum. Pas de repli possible. Une fois trouvé cet équilibre du détachement, de la non appartenance à la terre, une fois les chaines brisées, on se sent libre. C’est un état qui doit être vécu avec sérénité et quand tout s’apaise, que les jours passent lentement avec douceur, une tranquillité s’installe alors en nous.



Nous savons que le monde au-delà de nos frontières, pleure et panse ses blessures. Nous en sommes conscients. Mais chacun, dans ces moments difficiles doit faire le chemin vers la sagesse. Le monde va se remettre en route doucement. Tout ne sera peut-être pas comme avant et c’est tant mieux. Certains vont souffrir plus que d’autres. Nous le savons, et je me rends compte de la chance que j’ai d’être avec les miens, là, au milieu de l’océan. Chacun de nous se souviendra de ce moment. Nous réalisons surtout que nous sommes tous unis sur cette même terre avec laquelle nous ne faisons qu’un. Le virus ne s’est pas arrêté aux frontières, il est passé partout sans papiers et sans prévenir.

Nous sommes privilégiés, comme dans une petite bulle, hors d’atteinte. Dans quelques jours, la terre et peut-être une autre réalité. Le vent a forci. De gros nuages nous font front. Le bateau s’emballe. La Fleur rugit et fend l’eau devenue noire.


La Fleur continue sa route.



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