Nous poursuivons notre descente le long de la très belle côte d’Alaska. Des bandes de sapins suivent des montagnes dénudées aux sommets majestueux. Nous faisons un premier arrêt au Cap Spencer, un long fjord très étroit. Petite ballade à terre pour se dégourdir les jambes, puisque personne ne peut nous l’interdire. Par ici le danger vient plutôt des ours. Ils se réveillent à peine de leur hibernation et sont particulièrement affamés et nombreux dans ces zones. Nous ne sortons jamais sans notre bombe à poivre et notre pistolet avec ses fusées de détresse.
Le vent souffle fort et la marée basse dévoile l’estran et ses coquillages accrochés aux rochers comme nous à notre bateau. Le vent finit par s’essouffler et dès le lendemain nous levons l’ancre et traversons le Cross Sound, découvert par James Cook pour rejoindre le joli village de Pélikan harbour, une enclave dans le long fjord bordé de sommets enneigés. Le port a été créé en 1938 à l’initiative des pêcheurs qui voulaient avoir une conserverie proche des lieux de pêche. Aujourd’hui 60 personnes vivent là, et à la saison de la pêche, dans quelques semaines, la population doit atteindre 200 personnes.
Tout le village est construit sur pilotis à flanc de montagne. Une passerelle en bois serpente et va de l’école à la poste en passant devant les maisons colorées. Un hydravion se pose doucement dans ce petit port. Il vient déposer le courrier et quelques vivres.
Nous prenons l’annexe pour aller au village, nous espérons pouvoir y trouver un magasin afin d’acheter des produits frais car nous n’avons plus rien à bord mais un homme, Jason, se dirige vers nous dans son canot à moteur. Il nous explique gentiment que le village est en quarantaine et que tout est fermé pour l’instant. Les magasins n’ouvrent que plus tard en saison. Il nous tend des attestations que nous devons remplir stipulant que nous sommes bien en Alaska depuis plus de quinze jours et détaillant notre parcours. Nous serons autorisés à débarquer, tant que nous respectons la distance de sécurité. Je lui demande s’il peut me dépanner d’une plaquette de beurre pour nos gâteaux. « No problem, I’ll find that for you. » me répond-il avec un large sourire. Il me déposera une bonne plaquette de beurre et du saumon juste avant le déjeuner.
Dès le lendemain nous reprenons la mer. Nous longeons ces cotes comme les premiers explorateurs au XVIII eme siècle, Cook (1778), La Pérouse (1786), ont rencontré des indiens. Ils vivaient de la pêche et de la chasse. Ils piégeaient des poissons, comme le saumon dans les rivières. Ils tuaient aussi des loutres, des lions de mer et des baleines, se nourrissaient de coquillages. A terre ils chassaient les ours, les belettes, les renards.
Il y avait en Alaska, deux peuples distincts. Du grand nord jusqu’à Prince William Sound, c’était des esquimaux, et dans la partie sud, des indiens venus de l’intérieur des terres.
Les indiens se déplaçaient en pirogue, construite dans un tronc d’arbre surélevé par des planches. Les esquimaux quant à eux avaient des bateaux confectionnés avec des peaux tendues.
Leurs habitations variaient entre des huttes d’hiver, faites d’armature en os de baleine recouverte de terre et celles de l’été composées de branches et de peaux de bête.
Quand Vitus Béring a découvert en 1741 cette cote de l’Amérique, aucun européen n’y avait mis les pieds. Ses récits dans lesquels il décrivait l’abondance de la loutre de mer et de veaux marins (phoques), ont ouverts la voix aux chasseurs de phoque russes qui sont venus remplir leurs cales de ces peaux d’animaux. Ils ont été les premiers à rentrer en contact avec ces peuples isolés, troquant du fer contre des peaux. Ils ont malheureusement aussi apporté des maladies, des virus, contre lesquels les indiens n’avaient pas de résistance et le peuple décima rapidement.
En mal de vivres nous décidons de poursuivre jusqu’au ravissant port de Elfing Cove. Le ciel est d’un bleu limpide, la mer n’a pas une ride, elle est recouverte d’une fine couche de glace. Ils sont dix à vivre ici, et nous sommes accueillis par un monsieur avec masque et gants qui ne tarde pas à nous expliquer qu’il est un ancien policier, il est arrivé ici il y’a deux ans en bateau. Il nous demande de respecter les distances de sécurité et de rester à bord. Il nous pose un tas de questions auxquelles nous répondons avec diligence. L’endroit est vraiment de toute beauté, ça nous donne envie de nous y attarder. Mais dès le lendemain matin, le gentil monsieur est planté devant notre bateau, plus du tout souriant, il nous somme de nous en aller car nous sommes une possible source de contagion pour leur petite communauté. J’ai beau lui expliquer que nous sommes en Alaska depuis plus de deux mois et que nous ne croisons personne, rien n’y fait. Il a prévenu le Harbour Master de Juneau et même s’il n’est aucunement comme il le précise bien, détenteur d’une quelconque autorité, il se considère comme le chef du village et nous n’avons aucune envie de lui tenir tête, nous respectons d’ailleurs ses craintes par ces temps difficiles ou la suspicion va de pair avec un certain instinct de survie.
Nous décidons alors avec tristesse de larguer les amarres pour soulager cette communauté qui voit notre présence comme un réel danger. Si nous en croyons notre policier à la retraite, les gens devraient nous être de plus en plus hostiles, dans les jours à venir. « La peur crée de drôles de réactions, les gens risquent d’être violents avec vous s’ils se sentent menacés… Ici en Alaska, les cas augmentent de jour en jour et la situation se dégrade. » C’est un fait effectivement, j’ai pourtant l’impression comme bien souvent d’ailleurs que la violence à laquelle il s’attend est en réalité celle qu’il tente de contenir à l’instant où il nous parle, perturbé par l’arrivé d’étrangers dans ce petit port paisible qu’il a fini par considérer comme sa propriété. « C’est celui qui dit qui est ! » clôt Marion avec perspicacité. Nous allons voir ce qui se passe dans les prochains jours et agir en fonction, sereinement et bien conscients qu’ici l’épidémie commence et qu’il faut s’armer de bon sens et de patience.
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